La controverse autour du spectacle SLĀV
- blogue
Comment souligner de manière authentique et utile ce mois de l’histoire des noirs?
En théâtralisant pour le Festival de jazz des chants d’esclaves recueillis par un ethnomusicologue, les concepteurs de SLĀV ont voulu en faire un « hommage à la musique comme outil de résilience et d’émancipation ». Par des références culturelles croisées, ils ont aussi évoqué l’idée d’une expérience partagée de l’oppression, qui traverserait dès lors sous des formes diverses la condition humaine et aurait le potentiel de rapprocher les gens.
Cela toutefois s’est révélé être un raccourci historique dans des zones sensibles. Le débat sur l’appropriation culturelle a rappelé plusieurs questions non consensuelles mais aujourd’hui incontournables – sur le racisme systémique et les stéréotypes, sur les privilèges et la participation équitable à la vie collective, sur la valeur de la représentation et le rôle de l’art, notamment.
Après les premières réactions, on a pu observer que la controverse autour de SLĀV tendait, difficilement certes, à se muter en dialogue. Une version du spectacle modifiée en tenant compte des critiques reçues reprendrait la scène en janvier 2019. Allait-elle être juste et pertinente? Que retiendrait-on de ce processus artistique? Dans l’optique d’encourager une conversation publique élargie, la rédaction d’Aujourd’hui Credo a offert à un pasteur de l’Église Unie de voir et de commenter le spectacle en compagnie de membres de sa communauté. Une partie de cette expérience a été mise en mots dans les textes qu’ils et elle partagent avec nous.
Qui peut créer et prendre la parole? Qui est vu, lu ou écouté?
Quand et comment parler de la souffrance? D’où partons-nous, que portons nous comme bagage et quels sont nos gestes quand nous rêvons d’aller les uns vers les autres?
SLĀV… Et alors?
Samuel Vauvert Dansokho, pasteur, Église Unie Plymouth-Trinity
L’art peut-il être neutre? Qui a bénéficié et continue de bénéficier de cette construction abjecte et artificielle qu’est le racisme? Jusqu’où en vont les racines? Peut-on s’amuser de tout, même de quelque chose d’aussi déshumanisant? Qui pourrait en faire un divertissement?
Voyons! Je suis non seulement d’origine sénégalaise, mais un de ces Bambaras de Pont-de-Khor, Saint-Louis, descendants de personnes originaires du « Soudan français » venues chercher refuge dans un de ces « villages de la liberté » créés par la puissance coloniale, pour bénéficier du principe que « le sol français émancipait quiconque trouverait abri sur son territoire pour trois nuits consécutives ». Ces villages de la liberté étaient situés à des endroits névralgiques, souvent à proximité de chantiers de gros ouvrages publics, avides de main-d’œuvre…
En plus, le pasteur que je suis a la charge d’une communauté de foi dans l’Estrie, soucieuse de sa survie (étant essentiellement composée d’anglophones « jeunes depuis longtemps ») et désireuse de s’ouvrir à la population francophone. Cette population francophone est en grande partie composée de nouveaux arrivants, plus récemment originaires d’Afrique subsaharienne. Ayant eu la responsabilité de faire partie du nouvel exécutif de l’Église Unie du Canada, je suis très sensible à la décision de notre dénomination de devenir une Église interculturelle, de prendre au sérieux le défi d’instaurer des relations équitables allant vers une réconciliation véritable et de prêter une attention particulière et sans complaisance au phénomène appelé « privilège blanc ».
C’est dire que par-delà SLĀV, nous avons, ensemble, à nous apprêter, dans la foi, l’amour, la vérité et le respect mutuel, à entamer et à poursuivre une conversation malaisée mais nécessaire. Cette conversation a à voir avec l’appropriation culturelle, le racisme systémique et le colonialisme. Ce ne sera pas toujours une conversation civile. Elle ne se limitera pas à une observation critique du séculier et touchera en profondeur le religieux d’antan et son héritage. S’il est vrai que la traite négrière transatlantique n’aurait pas pu exister sans la complicité d’Africains, il ne fait pas de doute qu’elle n’aurait pas pu traiter entre 9 et 14 millions d’êtres humains sans le Code Noir et la connivence du pouvoir religieux, économique, militaire et politique. Dans un passé beaucoup plus récent, le rôle des institutions religieuses, de toutes les institutions religieuses, dans l’exploitation et l’oppression de personnes rendues « subalternes » à cause de leurs origines ethniques a été mis en exergue.
À propos du spectacle SLĀV et de la controverse qu’il a suscitée
Samuel Vauvert Dansokho, pasteur, Église Unie Plymouth Trinity, à Sherbrooke
Armel Ayindji, doctorant en informatique, Université de Sherbrooke
Hubert Ngankam, doctorant en informatique, Université de Sherbrooke
Malekesa Oboo, Rév. de l’Église Méthodiste Libre du Congo (RDC), baccalauréat en théologie de l’Université Laval-ETEQ
Ésaïe Kuitche, doctorant en informatique, Université de Sherbrooke
Floriane Mepoubong, archiviste-documentaliste, doctorante en histoire, Université de Yaoundé1/Cameroun
À la suite du Festival de jazz de Montréal 2018 et des remous suscités par la production SLĀV, notre groupe de six personnes a tenu une discussion coordonnée par le pasteur Samuel Vauvert Dansokho, en considérant la version du spectacle présentée à l’Université de Sherbrooke le 16 janvier 2019.
Nous avons tour à tour exprimé notre perception de la pièce et des principaux enjeux soulevés par celle-ci, dont la question de l’art et de son rôle au regard de la justice sociale. Nous avons fait quelques remarques, certaines positives, d’autres qui relevaient ce qui n’était pas satisfaisant pour nous, en tant qu’Africains vivant au Canada, chrétiens, citoyens du monde et personnes s’intéressant à la culture.
SLĀV traite de la question identitaire liée aux origines d’une Québécoise descendante d’esclave noir ayant émigré des États-Unis vers le Canada. La pièce fait voyager les spectateurs en abordant plusieurs thèmes : l’esclavage, les souffrances des esclaves, leur affranchissement, les migrations, le racisme, les minorités, le métissage et la complexité identitaire des humains de diverses couleurs et cultures.
Pour Hubert, la pièce a été intéressante, mais au-delà de toutes choses il peut comprendre l’indignation des uns et des autres, compte tenu de la sensibilité que touchent les questions liées à l’esclavage.
Armel, précisant avoir regardé la pièce sans influences, l’a positivement appréciée dans son originalité sur le plan de la forme : installation avec vidéoprojection, images, chants, monologues, mimiques ont été alliés en vue de mieux relater l’intrigue. Oboo, Floriane et Samuel sont allés dans le même sens pour apprécier la richesse formelle de la pièce. Ésaïe a estimé n’avoir pas été heurté par celle-ci, car en tant qu’Africain, ce n’est pas nouveau pour lui que ce soient les autres qui prennent l’initiative de représenter l’histoire des Noirs presque en l’absence de Noirs. On s’habitue à cette façon de faire.
En ce qui a trait à la qualité du spectacle et à son originalité de fond, des questions ont été soulevées sur la responsabilité de l’art et sur les retombées d’un tel spectacle. À qui profiterait-il? Quelles leçons doit-on en tirer? Les événements présentés concordent-ils avec la réalité historique de l’époque de l’esclavage? La discussion s’est ensuite orientée vers les nouvelles formes d’esclavage et la fuite des cerveaux — le brain drain — de l’Afrique vers l’Occident, et a porté sur le racisme dans notre société.
Oboo, en tant qu’Africain chrétien, a relevé des aspects incongrus du spectacle, qui ne lui a pas paru apporter de valeur ajoutée à ce qu’il savait déjà de l’esclavage. Il s’est interrogé sur la dénaturation découlant du concept : au lieu de parler de l’esclavage de Noirs, SLĀV est recentré sur la problématique identitaire pour mettre en avant des personnes blanches. Le fait que les acteurs n’étaient pas surtout des Noirs risque de produire, pour un profane de l’histoire de l’esclavage, une idée fausse ou décalée de la réalité de l’identité de l’esclave. De même, le fait de présenter exclusivement des femmes dans des champs de coton ne transmet pas la réalité de la situation des esclaves dans les plantations, où c’étaient les hommes robustes qui travaillaient principalement dans les champs. L’intégration du téléphone dans la scène a paru déplacée, vu que les esclaves n’en usaient pas à cette époque. Dans cette même logique, Floriane a estimé que l’appropriation culturelle avait été dénoncée de manière fondée dans nombre de réactions. Des personnes noires n’ont pas été suffisamment associées à ce spectacle. D’avoir négligé la couleur de la peau des acteurs choisis pour représenter les esclaves porte à penser à une falsification de l’histoire de l’esclavage au vu de l’extrême sensibilité découlant de quatre siècles de souffrances des Noirs et de déni de leur humanité. Ce spectacle dont on ne saurait dire s’il profite aux causes « noires » amènerait de même à penser à l’instrumentalisation de la souffrance des noirs pour des intérêts égoïstes.
Au-delà de toutes choses, notre groupe a posé la nécessité que les organisateurs de ce type de spectacles se rappellent l’importance de l’engagement de l’art pour la justice sociale et pour la construction d’une société humaine aux meilleures valeurs. Les prestations des acteurs devraient être orientées vers une mission plus sensibilisatrice de l’opinion, dans un rôle de mémoire et de justice. Pour que les mauvaises expériences de l’histoire ne se répètent pas, il faut attirer l’attention sur les souffrances et sur les crimes que certains humains ont pu infliger à d’autres humains, et c’est en passant par cette reconnaissance que l’on pourra apaiser les cœurs et réconcilier l’humanité.
Source : Aujourd’hui Crédo